Aux confins du sud-est de la Navarre, aux portes de l’Aragon, s’étend un paysage qui semble tout droit sorti d’un western : les Bardenas Reales. Cet espace semi-désertique de plus de 42 000 hectares fascine par ses formes sculptées par l’érosion, ses terres ocre, ses cheminées de fée, ses ravins déchirés et ses plateaux silencieux. Pourtant, derrière cette beauté sauvage se cache une histoire millénaire, faite de conquêtes, de privilèges royaux, de pratiques pastorales et de conflits contemporains.
Un paysage modelé par le temps
Avant d’explorer l’histoire humaine, il faut comprendre que le désert des Bardenas n’est pas un « vrai » désert. Ce sont des terres argileuses et gypseuses, pauvres en végétation, soumises à un climat semi-aride. Depuis des millions d’années, l’eau et le vent y ont sculpté des formations spectaculaires. Ce territoire semble presque lunaire, bien qu’il soit très vivant : on y trouve des espèces animales protégées, comme l’aigle royal ou le vautour fauve.
Les origines : terre sans seigneur
L’une des particularités majeures des Bardenas est qu’elles n’ont jamais été la propriété privée d’un roi, d’un noble ou d’un seigneur féodal. Dès le Moyen Âge, les Bardenas sont qualifiées de « réales » non parce qu’elles appartiennent au roi, mais parce qu’elles relèvent directement du droit royal : des terres communes, régies collectivement. Cette gestion communautaire se met en place officiellement en 882, lorsqu’un privilège est accordé aux habitants de la ville de Tudela et aux autres communautés voisines pour y faire paître leurs troupeaux.
Ce droit d’usage va s’étendre à 22 entités appelées les « congozantes » : villages, vallées, monastères et villes ayant le droit d’exploiter les ressources de cette terre. Chaque année, ces congozantes se réunissent pour gérer ensemble les pâturages, les cultures, et plus tard les activités de chasse ou de coupe de bois. C’est l’une des plus anciennes formes de gestion collective encore en vigueur en Europe.
Un refuge naturel et stratégique
Pendant la Reconquista, les Bardenas jouent un rôle de zone tampon entre les royaumes chrétiens du nord et les terres musulmanes plus au sud. On y cache parfois des hommes ou des armes, et certains bandits y trouvent refuge, profitant de son relief chaotique pour échapper aux autorités.
Plus tard, au XVIIe et XVIIIe siècles, les Bardenas deviennent le théâtre d’opérations militaires, en raison de leur isolement et de leur surface. Mais c’est au XXe siècle que cet usage prend une ampleur nouvelle, avec l’installation d’un champ de tir aérien par l’armée espagnole en 1951, dans une zone baptisée « El Polígono de Tiro ». Cette décision, prise sous la dictature franquiste, continue de faire polémique.
Une zone militaire contestée
Le champ de tir occupe environ 2 200 hectares, au cœur d’un parc naturel classé réserve de biosphère par l’UNESCO depuis 2000. Les manœuvres aériennes et les bombardements d’exercice provoquent régulièrement la colère des associations environnementales, des élus locaux et de certains congozantes, qui dénoncent l’incompatibilité entre protection de l’environnement et usage militaire.
Chaque année, des manifestations sont organisées pour demander le démantèlement du polygone de tir, en invoquant aussi les risques pour les visiteurs (nombreux randonneurs et cyclistes fréquentent la zone). À ce jour, malgré les oppositions, le polygone reste en activité.
De l’ombre à la lumière : tourisme et cinéma
Longtemps méconnues, les Bardenas Reales ont vu leur notoriété exploser dans les années 2000. Grâce à des reportages, des clips, mais aussi des tournages de films et de séries (comme « Game of Thrones » ou « The Counsellor »), le public découvre ce Far West espagnol où la lumière sublime les formes sculptées par l’érosion.
Le site attire aujourd’hui des dizaines de milliers de visiteurs par an, venus admirer ses formations emblématiques comme Castildetierra ou Pisquerra. Le développement d’un tourisme durable et encadré est devenu un enjeu majeur pour concilier préservation des milieux, respect des usages historiques et valorisation économique du territoire.
Entre nature, mémoire et avenir
Les Bardenas Reales ne sont pas qu’un décor. Ce sont des terres habitées par une mémoire collective, façonnées par des siècles de pastoralisme, d’aridité, de luttes pour les droits d’usage. Leur gestion communautaire séculaire est un modèle rare de démocratie rurale. Mais ce territoire reste fragile, soumis à la pression touristique, à la sécheresse croissante et à la présence militaire.
L’enjeu pour demain est de faire vivre les Bardenas dans une harmonie nouvelle entre leur passé communautaire, leur fonction écologique et leur vocation de territoire d’exception. Ce lieu, à la fois rude et majestueux, continue d’incarner la puissance du collectif, de la nature, et du temps long.